Au centre de l'Agora ... le prêt de main d'oeuvre
Le prêt de main d’œuvre est une innovation managériale encore peu connue des entreprises. Ceci s’explique par le fait que ce nouveau dispositif soulève de nombreuses questions. Pour une entreprise, prêter ou accueillir un collaborateur pendant une durée déterminée n’est en effet pas chose habituelle. De plus, l’intérêt à déployer ce dispositif du point de vue de l’entreprise prêteuse ou de l’entreprise hôte reste flou.
Pour mieux comprendre ce dispositif, l’Observatoire de l’Innovation Managériale donne la parole à quatre experts des mondes professionnel et académique.
Ludivine Calamel, enseignante-chercheure en GRH et gestion de l’innovation à Grenoble Ecole de Management,
Christel Druart, chargée de mission RH et responsable du programme « Happy Mobility » à la MAIF,
Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC et expert des relations contractuelles à Orange,
Jérôme Gonon, co-fondateur de Mobiliwork, startup de mise en relation d’entreprises pour prêt de main d’œuvre.
Pourquoi le prêt de main d’œuvre ?
Le prêt de main d’œuvre permet de répondre à plusieurs objectifs à la fois en termes de gestion des ressources humaines, de gestion financière et d’organisation du travail. Ces objectifs varient compte-tenu du contexte d’utilisation ainsi que des parties-prenantes impliquées.
Jérôme Gonon : « Pour schématiser, on voit deux raisons principales du recours au prêt de salariés parmi nos utilisateurs : un objectif RH, c’est-à-dire développement de compétences, acculturation des collaborateurs, dynamisation du parcours professionnel ; et puis un objectif financier, c’est-à-dire ajustement de la masse salariale tout en sécurisant les contrats de travail. Les deux objectifs ne sont pas exclusifs l’un de l’autre d’ailleurs.
(...) Les grands groupes recourent souvent au prêt de compétences comme un catalyseur de leur transformation. "A leur retour, mes salariés, plus agiles, vont m’aider à me transformer face aux bouleversements que connait mon secteur actuellement". »
Ludivine Calamel : « A Grenoble, on a eu une première expérience entre 2008 et 2009 de prêt de main d’œuvre entre différentes structures, principalement pour faire chuter la masse salariale (…) Il y a une seconde approche que j’observe ces derniers mois, c’est le développement de prêt de main d’œuvre pour booster la compétitivité de certains territoires en développant les compétences et la motivation des collaborateurs. »
La MAIF a expérimenté le prêt de main d’œuvre et le déploie principalement avec les startups.
Christel Druart : « La MAIF a mis au cœur de son projet d’entreprise la transformation numérique et l’émergence de l’économie collaborative. Elle a investi dans des startups de l’économie collaborative. Du coup, l’idée est aussi de participer au développement de cette économie. En fait, par le biais des détachements de nos salariés, à la fois pour eux, c’est une expérience apprenante, qui va dans le sens du développement des compétences et d’un projet validé par la MAIF, et à la fois c’est un soutien de croissance à des moments clés de transformation des startups. »
Le prêt de main d’œuvre présente aussi une sécurité juridique permettant de favoriser la mobilité des collaborateurs.
Jérôme Gonon : « Aujourd’hui, la mobilité intra-groupe est souvent très mal organisée d’un point de vue juridique. Justement, le prêt de salarié (…) est un dispositif qui permet aussi de sécuriser et d’organiser la mobilité intra-groupe (…) Les clients ne savaient pas que ça existe. Très clairement, la première chose qu’ils demandent : « est-ce que c’est sécurisé juridiquement, parce que je n’en ai jamais entendu parler. »
Comment mettre en œuvre le prêt de main d’œuvre ?
Le prêt de main d’œuvre présente une nouvelle relation contractuelle impliquant trois parties : l’entreprise prêteuse, l’entreprise hôte et le salarié. D’un point de vue juridique, l’article L8241-2 du Code du travail prévoit la signature de deux documents : une convention de mise à disposition entre l’entreprise prêteuse et l’entreprise hôte, qui définit la mission, la durée et les conditions générales de travail, et un avenant au contrat de travail entre le salarié et son employeur (l’entreprise prêteuse) qui matérialise l’accord obligatoire du salarié. Le cycle de vie du prêt de main d’œuvre donne à voir trois temps forts qu’il est recommandé de baliser dès le départ: avant, pendant et après le prêt. Par exemple, les experts ont souligné le besoin d’anticiper, dans l’entreprise prêteuse, la redistribution des tâches entre les collaborateurs. Pour l’entreprise hôte, le prêt de main d’œuvre peut démontrer la nécessité d’une création de poste si la mission s’avère indispensable pour l’activité de l’entreprise.
Des aspects liés aux conditions de détachement du salarié ont également été soulignés, notamment la sécurité du retour et l’esprit de confiance entre les parties-prenantes.
Christel Druart : « On a mis en place des modalités qui permettent aux salariés de vivre une expérience dans une autre entreprise avec des conditions totalement sécurisée puisque leur contrat de travail est maintenu. On continue à les payer (...) Au départ, on s’est rapproché des entreprises avec lesquelles on avait des liens et avec lesquelles on partage les mêmes valeurs (...) Puis, peu à peu, on s’est dirigé davantage vers le monde des startups car elles ont des modes d’organisation et des pratiques qui sont bien plus différenciés et qui répondent davantage au besoin de développement de nos collaborateurs. Et puis, elles ont d’énormes besoins. »
Ludivine Calamel : « L’initiative est toujours effectuée sur la base du volontariat du collaborateur concerné, et se voit suivie de la réintégration du salarié dans son établissement d’origine. A une exception près : lorsque l’entreprise qui accueille le salarié souhaite le recruter (avec son accord bien sûr), dans le cadre du développement de son activité, à l’issue d’une collaboration fructueuse. Ce qui peut être le cas d’une startup ou d’une PME, qui a accueilli un salarié détaché d’un grand groupe ou autre. »
Jérôme Gonon : « La confiance est primordiale. Prêter ses collaborateurs ou en accueillir, sur le papier, c’est très bien. Mais, il y a tout de suite cette question qui apparait : à qui et vers qui je me tourne pour cela (…) Il faut que cette mobilité temporaire soit organisée avec des partenaires dans un écosystème où on est en confiance. »
Quels retours d’expérience ?
D’après les experts, le prêt de main d’œuvre présente de nombreux avantages pour les entreprises. Il s’avère être un moyen efficace de valorisation et de fidélisation des compétences pour l’entreprise prêteuse et un moyen de bénéficier d’un regard externe et expérimenté pour l’entreprise hôte. En effet, un collaborateur détaché est un collaborateur à qui l’on reconnait une certaine expertise. Le prêt de main d’œuvre serait aussi un outil efficace de formation des collaborateurs, en particulier ceux peu mobiles.
Christel Druart : « A Bordeaux, nous avons détaché un collaborateur qui vit une expérience nouvelle. Il est en train de développer l’activité internationale d’une startup et c’est sa première expérience managériale au sein de la startup. En fait, il donne des conseils managériaux aux deux dirigeants, qui ont respectivement 25 ans et 28 ans. Au départ, ce n’était pas évident pour eux d’entendre parce qu’ils n’avaient pas la même perception. Quand je suis allée les voir, ils ont souligné le bienfait de ce regard extérieur qui engendre une remise en cause et des progrès sur leur posture avec les équipes.
(...) Ce qui est extrêmement surprenant, c’est l’intérêt que suscite les offres de missions auprès des salariés y compris quand elles sont dans une zone géographique éloignée. Les collaborateurs envisagent plus facilement la mobilité géographique de façon temporaire pour une mission à durée déterminée et s’organisent sur le plan personnel. »
Le prêt de main d’œuvre serait aussi l’occasion pour le collaborateur de prendre du recul par rapport à sa situation ou son projet professionnel.
Jérôme Gonon : « Au retour de leur mise à disposition, certains salariés réalisent que "l’herbe n’est pas plus verte ailleurs". On ne se rend pas toujours compte du confort dont on bénéficie chez son employeur. »
Quelles difficultés ?
Le prêt de main d’œuvre présente aussi plusieurs difficultés. Celles-ci sont liées au changement d’environnement pour le collaborateur ou à sa réintégration dans son entreprise d’origine (en particulier lorsque le prêt dépasse une certaine durée). Elles peuvent aussi porter sur la gestion éventuelle de dépassements par l’entreprise hôte. Enfin, d’un point de vue managérial, la gestion d’un collectif caractérisé par une diversité contractuelle et donc par une différence de traitement semble aussi poser problème :
Sébastien Crozier : « C’est potentiellement très déstabilisant pour le salarié. Il y a un choc et organisationnel et culturel y compris dans les environnements associatifs (…) La déstabilisation n’est pas liée à l’âge. Elle est liée au référentiel dans lequel on a évolué précédemment. Si on a évolué dans un référentiel de grand groupe avec faible autonomie, organisation en silo, processus de décision hyper hiérarchisé… et qu’on arrive dans des structures légères, la déstabilisation intervient qu’on ait quarante ans ou cinquante-cinq ans.
(...) Ce qui est très particulier pour ceux qui sont amenés à faire de l’encadrement sur le périmètre franco-français, c’est que dans le monde du travail d’aujourd’hui, on a une diversité des relations organisationnelles mais aussi contractuelles (…) Surtout à Orange, on peut avoir des fonctionnaires, ,on peut avoir des salariés en CDI ; on peut avoir des personnels en situation de CDD ; on peut avoir des apprentis , des stagiaires ; on peut avoir aussi des gens en situation d’intérim (…) On a une diversité des relations contractuelles où le prêt de main d’œuvre n’est qu’une des composantes multiples de cette organisation.
(...) Sur un point de vue managérial, c’est la typologie des relations qui pose problème (…) Le manager ne sait globalement pas gérer cette diversité de situation contractuelle. Ça devient de plus en plus compliqué (…) et la construction de collectif devient de plus en plus difficile (…) Ça renvoie in fine à la question de culture d’entreprise : comment crée-t-on une culture d’entreprise à partir du moment où l’on a des modalités contractuelles qui ne cessent de se diversifier ? (…) Votre appartenance à la structure qui vous accueille est par essence plus faible que votre appartenance à la structure qui vous a mis à disposition. »
Pour remédier à ces difficultés, les experts pensent qu’il est important de nouer une communication intelligente entre les deux entreprises et que l’entreprise prêteuse doit réussir à garder un lien fort avec son collaborateur détaché.
Jérôme Gonon : « Evidemment, plus la mission est longue, plus le lien que l’employeur doit garder avec son salarié pendant la mise à disposition est important, pour qu’à son retour le salarié ne se sente pas comme un étranger. »
Pourquoi le prêt de main d’œuvre et pas autre chose ?
D’après les experts, le prêt de main d’œuvre présente des intérêts qui lui sont spécifiques et qui lui confèrent une véritable valeur ajoutée.
Pour l’entreprise prêteuse, cette innovation managériale présente un intérêt en termes de flexibilité de l’emploi dans la mesure où elle permet une gestion des effectifs à la baisse. Le dispositif peut également être conçu comme un outil de formation original, permettant une immersion longue dans un environnement nouveau. Il serait aussi une solution intéressante pour certains collaborateurs qui cherchent à la fois sécurité de l’emploi et changements de cadre de travail.
Jérôme Gonon : « Il y a de nombreux dispositifs permettant de gérer les hausses d’activité (…) Mais en cas de ralentissement, les entreprises n’avaient jusqu’à présent que trois possibilités : ne rien faire, avec des salariés sous-occupés qui vont se démotiver, et une masse salariale importante sans productivité en contrepartie ; recourir au chômage partiel si les difficultés perdurent ; et si elles s’aggravent encore, procéder malheureusement à des licenciements économiques. Aujourd’hui, grâce au prêt de salariés, les entreprises bénéficient d’une alternative en cas d’aléas économiques pour réduire leurs frais de personnel tout en préservant les emplois. Il s’agit vraiment d’une innovation sociale qui n’est en concurrence avec aucun dispositif existant (...) On est dans la flexi-sécurité pure. »
Sébastien Crozier : « Ce que l’on voit, c’est que la première motivation d’engagement dans une logique de mécénat de la part de nos collaborateurs, c’est la quête de sens. (…) On est une entreprise qui a été relativement traumatisée sur la question du sens. La crise des suicides reste encore dans l’esprit d’un certain nombre de collaborateurs.
(...) Le salariat est devenu une condition quasi sine qua non pour accéder à un certain nombre d’éléments de notre société (…). Un logement en location, le crédit à la consommation, par exemple. C’est un modèle franco-français. A l’intérieur d’un corps social qui veut maintenir sa relation contractuelle à durée indéterminée, il a néanmoins besoin de respirer, d’où le prêt de main d’œuvre. »
Pour l’entreprise hôte, le coût est un atout, notamment pour des petites structures, le dispositif étant moins coûteux que le recours à une prestation externe (conseil ou expertise). En outre, l’entreprise hôte bénéficie de la collaboration dans la durée d’un salarié expérimenté. Cela pourra révéler de nouveaux chantiers à ouvrir, soutenir l’accompagnement au changement en cas de réorganisation ou d’introduction de nouveaux outils de gestion par exemple.