M-Lab a testé ... un classique : le Beer Game
L’équipe de Recherche en management M-Lab, de l’Université Paris-Dauphine, a testé le Beer Game, un classique des jeux de simulation en management de la chaîne logistique. Inventé dans les années 1960 par Jay Forrester au MIT, avec comme objectif initial d’étudier l'effet de la structure des systèmes sur le comportement des décideurs, le jeu a depuis connu d’autres applications dont la plus connue est celle qui consiste à mettre en évidence l’effet coup de fouet, ou phénomène de variabilité croissante de la demande dans les chaînes logistiques.
Dans sa version originale testée par M-Lab sur une plateforme numérique (www.BeerGame.org), le Beer Game est un jeu qui consiste à reproduire sur plusieurs périodes le fonctionnement d’une chaîne logistique en série constituée de quatre maillons :
Producteur de bière (Brewer)
Distributeur (Distributor)
Grossiste (Wholesaler)
Détaillant (Retailer)
A chaque période, les participants, qui se sont préalablement répartis les rôles ci-dessus, se passent des commandes, reçoivent des produits et expédient, lorsque leur niveau de stock le permet, les quantités commandées par leur client dans l’objectif de minimiser un coût de gestion (somme d’un coût de possession de stock et d’un coût de rupture). Un délai d’obtention de deux semaines est appliqué à tous les niveaux de la chaîne logistique. Dans ce fonctionnement, seule la demande du client final, reçue par le détaillant en bout de chaîne, est exogène. Elle est volontairement maintenue à niveau stable tout au long de la simulation afin de mettre au jour les distorsions qu’elle subit au fur et à mesure qu’elle remonte la chaîne logistique vers l’amont sous forme de commandes. Dans une logique de prise de décision locale, les participants reçoivent comme consigne de n’échanger aucune autre information autre que la simple commande que chacun passe à son fournisseur immédiat via la plateforme numérique du jeu.
Ce fonctionnement, en apparence simple, peut révéler des dysfonctionnements profonds dans la gestion des chaîne logistique qui se traduisent par des surstocks et des ruptures à tous les niveaux de la chaîne logistique.
M-Lab a été scindée en deux équipes. Celles-ci, réunies dans la même salle, ont testé le jeu sur une trentaine de périodes. Les deux formations, chacune constituée des quatre maillons de la chaîne logistique, était en concurrence pour réaliser le meilleur score (i.e. le coût le plus bas en fin de jeu). Naturellement, les conditions initiales ainsi que les paramètres du jeu étaient exactement les mêmes pour tous. Assez vite, les participants ont mesuré la difficulté de maintenir un niveau de stock minimum tout en évitant la rupture. L’impossibilité de faire part de ses difficultés à son client et/ou à son fournisseur n’a fait qu’accroitre la frustration chez certains participants.
Les deux équipes, que nous appellerons « Equipe 1 » et « Equipe 2 », ont obtenu des résultats contrastés avec un coût global nettement plus faible pour l’Equipe 1 qui a su éviter le piège de la surréaction. L’Equipe 2 a quant à elle subit les conséquences de l’effet coup de fouet qu’illustre bien le graphique ci-dessous reprenant l’historique des commandes passées par les acteurs de la chaîne logistique sur la durée du jeu. Nous voyons très nettement que l’amplitude des commandes passées augmente au fur et à mesure que l’on s’éloigne du signal d’entrée qu’est la demande client.
Lors du debriefing, l’impossibilité de partager de l’information dans la chaîne logistique a été identifiée par les participants comme la principale cause de dysfonctionnement. D’autres causes, bien répertoriées dans la littérature, comme l’inertie que génèrent les délais d’obtention ou les logiques d’optimisation locales ont également été perçues par les participants comme des vecteurs de contreperformance.
Avis de l’Observatoire :
Les versions numériques du Beer Game permettent une prise en main assez rapide de l’environnement minimisant les pertes de temps à l’amorçage. Les rapports générés automatiquement par la plateforme se révèlent également très précieux en phase de debriefing.
Malgré le côté simpliste du jeu qui s’appuie sur une configuration en série de la chaîne logistique dont le fonctionnement ne dépend que d’un seul paramètre de décision (la commande), le Beer Game permet de mettre en évidence l’interdépendance des décisions de pilotage dans les chaînes logistiques à l’origine des des difficultés rencontrées par les praticiens sur le terrain.
De ce point de vue, les vertus pédagogiques de ce jeu sont indéniables. Les participants, qu’ils soient initiés ou novices, font concrètement l’expérience d’un pilotage « à vue » d’une chaîne logistique et en perçoivent les difficultés et les conséquences sur la performance globale du système. Assez systématiquement, les participants commettent les mêmes erreurs conduisant à l’apparition de l’effet coup de fouet. Ce côté quasi déterministe dans la manière dont les participants prennent leurs « mauvaises » décisions confère au jeu un très fort intérêt pédagogique ; l’échec est ici une condition nécessaire à l’apprentissage.
Le revers de la médaille est que le Beer Game perd de son intérêt lorsqu’il est rejoué dans les mêmes conditions ; les personnes ayant déjà expérimenté le jeu peuvent très vite s’ennuyer.
Nous pourrions reprocher au Beer Game d’être peu réaliste même s’il ne s’agit pas là d’une ambition affichée par le jeu. Nous pouvons légitimement s’interroger sur l’effet des interactions décisionnelles et la structure de la chaîne logistique qui peuvent renforcer ou atténuer l’effet coup de fouet, ce à quoi le Beer Game est incapable de répondre.
Pour résumer, le Beer Game est un outil pédagogique très intéressant pour sensibiliser de manière ludique les participants à l’importance du partage d’information et de la coopération dans la chaîne logistique. Il reste cependant insuffisant pour analyser les interactions complexes qui peuvent affecter les flux dans situations réelles. Le Beer Game demeure un jeu très utilisé dans les formations spécialisées en management de la chaîne logistique et encore largement étudié par les chercheurs pour tester de nouvelles techniques de pilotage des flux et appréhender la psychologie et le comportement des décideurs.