Le prisme des « mouvements » pervers narcissiques dans les organisations : mieux comprendre pour inn
Et si innover en management passait nécessairement par une meilleure compréhension de la dialectique organisation / violence au travail ? Mieux comprendre les conditions d’émergence de cette violence et en concevoir ainsi des régulations innovantes. Nous soutenons que l’innovation managériale s’élabore aussi à travers le prisme d’analyse des situations violentes et proposons une grille de lecture empruntée à la psychanalyse, les perversions narcissiques. La transposition de cette analyse, du comportement individuel à l’organisation, en référence au courant « psychanalyse et management » (Amado, 2008) et à celui de la psychosociologie (Leymann, 1996) permet de poser le problème différemment et donc de chercher des solutions managériales originales à la violence au travail.
P.-C. Racamier définit un « mouvement pervers narcissique » comme une « façon organisée de se défendre de toutes douleur et contradiction internes et de les expulser pour les faire couver ailleurs, tout en se survalorisant, tout cela aux dépens d’autrui [...] » (Racamier, 2012, p. 21).
La diversité de la littérature sur la question amène à penser que les acteurs de ces mouvements pervers dans les organisations peuvent être l’individu - structurellement ou conjoncturellement pervers - le groupe - sous l’emprise d’un mouvement pervers - ou les pratiques de management dévoyées et parfois institutionnalisées.
La disqualification et la dévalorisation perverses, proches du harcèlement moral du point de vue des effets, laissent ainsi entrevoir des conséquences délétères sur la santé au travail (Hirigoyen, 1998), mais aussi sur le sentiment d’efficacité au travail. Ces mécanismes pervers ont pour effet de produire de la violence et nuisent à l’intelligence et à la créativité dans les organisations.
En sciences de gestion et des organisations, une question intermédiaire apparaît alors centrale : certains contextes organisationnels spécifiques peuvent-ils favoriser l'épanouissement de ces mouvements pervers ? Trois pistes de réponse à la question des conditions d’émergence des mouvements pervers dans les organisations peuvent être esquissées.
Une première condition est la centralité du pouvoir dans les organisations (le lien de subordination, les rapports hiérarchiques et les rapports de forces au sens de Crozier et Friedberg, 1977). Nous pouvons supposer que les rapports de domination et de soumission à l’autorité sont favorisés voire démultipliés en la présence d’individus structurellement ou conjoncturellement pervers narcissiques et en l’absence d’un management régulateur et bienveillant.
La deuxième condition, le culte de la performance (Ehrenberg, 1991) renvoie à une vision idéalisée du travail (Dujarier, 2006) peut aller jusqu’à détruire le lien social au profit de la performance à tout prix (placardisation, exclusion des plus vulnérables, d’un bouc-émissaire...). Il est véhiculé par la mise en place de la logique compétence aux effets pervers : exclusion des personnes considérées comme « incompétentes ». Par ailleurs, nous pouvons faire l’hypothèse d’un lien entre le culte de la performance et la perversion narcissique. Effectivement, pour atteindre la performance voire la dépasser, il serait facile de tomber dans des mécanismes pervers comme le déni de réalité, déni de limites.
Enfin, la troisième condition propice est l’ambivalence de rôle du management : à la fois producteur et régulateur de mécanismes pervers. Nous parlons de management dévoyé ou « pervers » (par exemple : se servir de l’entretien d’évaluation pour sanctionner, pratiquer l’abus de pouvoir, reporter la faute sur les autres sans prendre ses responsabilités, nier ses erreurs, ne pas se remettre en cause, se soumettre à l’autorité, etc.). Cependant, l’absence de management favorise aussi le flou organisationnel, la non-régulation des comportements pervers et la formation du « noyau pervers » propice à l’emprise du collectif (Sirota, 2017) sans aucune canalisation possible, si ce n’est par le courage managérial (Leymann, 1996) ou celui du collectif « sain », capable d’auto régulation.
L’analyse de P.-C.Racamier ne réduit la perversion narcissique ni à des personnes toxiques dont il faudrait se débarrasser ni à des structures perverses, ni à un système désincarné. Comme souvent, la médiatisation actuelle de ces travaux et de cette grille de lecture a dévoyé les concepts originaux. Dans l’ouvrage Le Génie des Origines de 1992, P.-C. Racamier évoque la notion de « mouvements pervers » se construisant dans les interactions sociales à un moment donné parce que le contexte devient favorable.
Innover en management, conduit à sensibiliser les managers à ces mouvements pervers dans les organisations pour mieux les réguler et les dépasser. Les sources de régulation ou de dégagement de l’emprise du mouvement pervers sont diverses. Elles peuvent d’abord résider dans des stratégies individuelles, dans un premier temps, adaptatives. Il peut s’agir de « faire comme si » tout en conservant son libre arbitre (Amado, 2008). Pour cela, il faut être en mesure de développer un certain esprit critique et une attitude de « lâcher-prise » face aux disqualifications répétées des mouvements pervers, voire adopter la stratégie de dérision face aux attaques subies pour s’en protéger. Les régulations innovantes peuvent également être collectives. Les processus pervers, forme de persécution au travail, sont aussi un problème de management. Le silence, la neutralité face à ces mécanismes pervers vaut comme une autorisation (Leymann, 1996). La solution évoquée par P.-C. Racamier (1992) est de retrouver la vérité et de la dévoiler. Cela nécessite une « levée de rideau sur les méfaits subis. C’est alors que va se produire un mouvement collectif extraordinaire : dans l’ensemble du groupe sain, les participants, éclairés en sont éblouis : c’est la reconstruction d’une histoire » (Racamier, 2012, p. 107). Pour ce faire, les comportements de « résistances » et de « courage et d’intelligence » sont nécessaires. Ici aussi, l’analyse des mécanismes de régulation renvoie à la dialectique entre l’individu, le groupe voire l’organisation. Si le management n’est qu’un objet image des valeurs et du rapport à l’autre prédominant dans une société à un moment donné, alors c’est à une forme de restauration du courage et de la responsabilité dans nos sociétés qu’il convient de renvoyer tous les acteurs de l’organisation, celles et ceux qui les forment.
En filigrane, se dessine la réhabilitation du management et du collectif à travers leurs rôles de barrage, rempart aux dérives perverses et à d’autres formes de violence plus institutionnelles.
Références
Amado, G. (2008). Emprise et dégagement dans les organisations et les relations de travail. Revue de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe, 51(2), 15-32.
Crozier, M., & Friedberg, E. (1977). L’acteur et le système. Paris : Éditions du Seuil.
Dujarier, M.-A, (2006). L’idéal au travail. Paris : Presses Universitaires de France.
Ehrenberg, A. (1991). Le culte de la performance. Paris : Calmann-Lévy.
Hirigoyen M.F. (1998). Le harcèlement moral: la violence perverse au quotidien. Syros, Paris.
Leymann, H. (1996). La persécution au travail. Paris : Éditions du Seuil.
Racamier, P.-C. (1987). De la perversion narcissique. Gruppo, 3, 11-28.
Racamier, P.-C. (1992). Le génie des origines. Paris : Payot.
Racamier P.-C. (2012). Les perversions narcissiques. Paris : Payot.
Sirota, A. (2017). Pervers narcissiques : comprendre, déjouer, surmonter. Paris : Éditions Le Manuscrit.