Non, le management n’est pas par essence pervers
Dans un article du 19 avril dernier paru dans The Conversation, Mathias Naudin, enseignant chercheur à l’Institut de gestion sociale et membre du laboratoire LISPE, pose la question de la perversité naturelle du management. Son propos peut être résumé par les développements suivants : la science, après avoir échoué à nous rendre maîtres et possesseurs de la Nature, s’est intéressée à la société humaine (sociologie) puis à l’intime de l’homme (psychologie) pour ensuite pas à pas se retourner « contre l’humain, puis contre son intimité » (Naudin, 2018). Dans ce contexte, le management n’est qu’une traduction de ce mouvement. Il s’agit d’un processus intimement manipulateur qui prend la forme d’une soumission librement consentie. En particulier, l’intégration des objectifs de l’entreprise comme étant ceux de chacun est bel et bien un exercice de conditionnement. Plus globalement, pour l’auteur, le management repose à la fois sur l’acharnement projectif, la rationalisation instrumentale, l’intérêt et la réification, tous quatre étant des tendances managériales sources de souffrance. Ainsi, par exemple, en réduisant un individu à quelques objectifs et indicateurs et l’organisation à des procédures, le management les rationalise et les objective tous les deux : c’est la réification. Cela nous conduit tous à agir avec intérêt dans ces mêmes organisations. CQFD 1. Pour éviter d’être lui-même taxé de réification (après tout le management n’est pas vraiment une « chose »), Mathias Naudin détaille ensuite les conséquences de ces évolutions sur le manager en développant l’idée que « le pervers est le manager idéal ». Plus globalement, le management lui semble lui aussi pervers parce qu’il systématise un rapport à l’autre qui ne peut qu’être intéressé, instrumental et réifiant qui provoque « une focalisation sur la performance attendue indépendamment des conséquences humaines ». CQFD 2.
En tant qu’enseignants-chercheurs en management, cet article nous a évidemment fait réagir et c’est donc avec cette double casquette – celle d’enseignants qui forment de futurs managers et de chercheurs dans cette discipline scientifique qu’est aujourd’hui le management – que nous lui répondons ici. Dans la plus pure tradition critique, c’est bien à un exercice de déconstruction du point de vue de Mattias Naudin (ici en trois temps) que nous allons nous livrer.
Commençons tout de suite par préciser que l’expression de tels propos est selon nous un signal dual. Il est évidemment quelque peu négatif car lire que l’on fait partie d’une discipline dont l’objet est l’observation, la compréhension et la conception d’un ensemble de pratiques par essence perverses ne laisse pas indifférent mais il comporte aussi une véritable dimension positive envoyée à notre discipline dans la mesure où il signifie que nous sommes traversés par des controverses, donc que nous « avançons ». Une discipline scientifique dans laquelle les points de vue ne s’affrontent pas est une discipline certes mature (dirait Kuhn) mais aussi et surtout à l’arrêt ! On ne peut donc aussi que se réjouir que d’une part de tels points de vue existent et que, d’autre part, ils soient publiés. Ensuite, même si nous ne sommes pas du tout certains que le pervers est le manager idéal, il est en revanche un fait statistique que nul ne pourra nier : il doit exister des managers pervers… comme il existe des sociologues pervers, des psychologues pervers ou encore des philosophes pervers (voire même des pervers … narcissiques).
Mais revenons à nos moutons, pardon à nos pervers. Il nous semble que si le propos de Mathias Naudin est intellectuellement séduisant et stimulant, plusieurs points de la démonstration sont discutables. Il en est ainsi lorsqu’il définit ce qu’est le management et sa mécanique obscure. Peut-être même faut-il y voir ici une figure (Schopenhauer dirait un stratagème) de rhétorique bien connue : la caricature de l’adversaire. En effet dans cet article, le management, employé au singulier et avec un article défini tout comme le manager, est supposé constituer un tout finalement assez uniforme. C’est tout d’abord ce point que nous aimerions discuter.
L’existence du (article singulier défini) management, en tant qu’ensemble uniforme de pratiques, mérite en effet d’être discutée, peut-être même déconstruite. Bien entendu, vu de haut, un tel ensemble existe puisque des formations lui sont consacrées, des sociétés savantes repoussent les limites des connaissances dans ce domaine, des livres sur le sujet sont publiés… Mais cela ne signifie pas qu’il n’existe qu’une unique forme de management. On sait maintenant depuis plus de cinquante ans que le management est aussi une affaire contingente. Il doit s’adapter aux caractéristiques des organisations et des êtres humains qui les composent. Les organisations formant un ensemble assez hétéroclite (sans prétention d’exhaustivité : en termes de taille, d’âge, de nature d’activité, de technologie employée, d’objectifs, de stratégie…), les pratiques managériales s’adaptent donc. Notre point de vue est donc que LE management en tant que tel est en réalité davantage un ensemble de théories et de pratiques assez différentes, loin de former un tout homogène. Le manager d’une start-up, d’une coopérative, d’une association, d’une université, d’un Ministère, d’un site de production industrielle ou encore d’un grand groupe de luxe ne s’appuient pas sur les mêmes outils, techniques et méthodes qui eux-mêmes ne se basent pas sur les mêmes présupposés théoriques. Au-delà, ces derniers se fondent même implicitement sur des conceptions de l’être humain très différentes et en conséquence sur une nature profonde de ce que sont les organisations elles aussi très différentes. Lieu de coopération pour les uns, d’affrontement politique pour les autres, simple « machine » ou au contraire système hautement complexe, l’essence des organisations fait aujourd’hui encore largement débat. Et bien entendu, l’essence des organisations et celle du management sont intimement liées. Pour résumer notre propos, parler du management - au singulier et donc de façon universelle - est selon nous un peu trop caricatural. En se plaçant à un niveau d’abstraction trop élevé, il devient très difficile de saisir la diversité des pratiques qui le constitue et donc par la même son essence.
Ensuite, Mathias Naudin a raison lorsqu’il mobilise des concepts issus de la psychologie et de la psychanalyse pour comprendre l’essence d’une relation humaine – en l’occurrence celle liée à une situation de management. Les contributions de ces disciplines à la connaissance de ces situations ne sont en effet plus à démontrer. Il a tout autant raison lorsqu’il affirme que le management est source de souffrances. En la matière, les exemples sont légion. Toutefois, cela ne clôt pas le débat relatif à la nature même du management. Pour discuter de cette question, nous pensons qu’il peut être tout aussi légitime d’adopter une posture historique en revenant aux origines du management, aux écrits qui l’ont fondé : c’est le deuxième temps de notre déconstruction.
Puisque l’on parle d’essence, c’est bien à la genèse qu’il faut remonter sans pour autant nier que les pratiques et usages managériaux ont pu détourner au moins en partie ces écrits fondateurs. Parmi eux, au moins deux contributeurs pionniers du management nous intéressent : Henri Fayol et Mary Parker Follett. Leurs façons respectives de parler du management servent notre exercice de retour aux fondamentaux originels du management et donc à son essence. Attardons-nous un peu sur leurs contributions respectives.
Quel que soit l’endroit sur la planète où il est dispensé, le contenu d’un cours de management de base classique est très souvent structuré en cinq temps, temps dérivés du fameux POCCC (Prévoir – Organiser – Commander – Coordonner – Contrôler) dont l’inventeur et le promoteur a été Henri Fayol. Homme d’entreprise ayant réussi une carrière brillante, c’est au soir de sa vie (à 75 ans) qu’il effectue une synthèse théorique de ses bonnes pratiques dans un petit fascicule de 150 pages, publié pour la première fois en 1916 et intitulé Administration Industrielle et Générale. Sans revenir en détail sur le contenu de cet ouvrage, on se bornera ici à rappeler que Fayol y a conceptualisé le management (pardon, la direction générale) comme une science positive fondée sur quatorze principes. Cet ouvrage fondateur a déjà été largement commenté dans sa globalité et nous voudrions ici insister sur deux points utiles à la déconstruction du propos de Mathias Naudin. Tout d’abord, oui l’œuvre de Fayol est inscrite dans son époque et il n’est pas surprenant qu’elle s’inscrive à la fois dans une certaine forme de scientisme et de paternalisme. Elle est « scientiste » parce que, tout comme celle de Taylor, elle est très rationalisatrice et fait de la science l’alpha et l’oméga de l’amélioration de la condition humaine. En ce sens, Mathias Naudin a raison lorsqu’il affirme que le management, ou plutôt un certain type de management, peut rationaliser le monde, avec tous les dangers qu’il recouvre. Le propos de Fayol est aussi largement teinté de paternalisme, mélange d’autorité franche et d’affection professionnelle pour ses collaborateurs. Cette tradition de « patron paternaliste » perdurera d’ailleurs en France jusqu’à la fin du 20ème siècle dans la mouvance du patronat chrétien que personnifiera, par exemple, un Antoine Riboud, emblématique manager de BSN (qui deviendra ensuite le groupe Danone). Le paternalisme présente en entreprise ou plus généralement dans les organisations bien des défauts : il peut entrainer une confusion des genres et a plutôt tendance à infantiliser les salariés qu’à les émanciper mais cela n’en fait pas pour autant une posture perverse c’est-à-dire, pour reprendre la définition même que donne Mathias Naudin de la perversité, une « destruction jouissive d’un sujet réduit à un objet fécalisé ».
De plus, même si l’usage que l’on a fait de la pensée de Fayol a - comme souvent – contribué à la « déformer » en partie, il est indispensable de revenir aux origines même de sa théorie puisque c’est bien de l’essence du management que l’on parle. Précisément, deux des quatorze principes qu’il défend nous semble instructifs pour alimenter cette réflexion portant sur l’essence du management : le principe d’équité et celui d’initiative. Chez Fayol, être équitable signifie à la fois être juste (c’est-à-dire contribuer à la réalisation des conventions établies auparavant) et bienveillant, ramenant le management à un ensemble de pratiques raisonnées certes (basées sur la raison et l’application d’une science) mais raisonnables cependant. De la même façon, même si le management peut effectivement (mais plus largement comme toute activité humaine non formellement contrainte) être analysé comme une soumission librement consentie, le principe d’initiative vient contrecarrer cette vision très féodale du management. Comme le précise Fayol lui-même,
« L’initiative de tous, venant s’ajouter à celle du chef et, au besoin, la suppléer, est une grande force pour les entreprises. […] Il faut que le chef sache faire quelques sacrifices d’amour propre pour donner des satisfactions de cette nature à ses subordonnées. Toutes choses égales d’ailleurs, un chef qui sait donner de l’initiative à son personnel est infiniment supérieur à un autre qui ne le sait pas ». (Fayol, 1916, p. 44)
Les pratiques d’intrapreneuriat, fondées sur le don / contre-don, sont de bons exemples de traductions concrètes de ce principe. Fayol le considérait même comme le facteur de satisfaction et de motivation le plus puissant. On pourra toujours arguer que ce type de pratiques relève aussi de la soumission librement consentie mais c’est aussi (et peut-être même avant tout) une réelle source d’enrichissement des tâches des salariés et d’accomplissement des besoins d’estime et de réalisation de soi.
Bien entendu, cette vision du management appréhendé comme un ensemble de recettes scientifiques à portée universelle a depuis été battu en brèche (comme on l’a indiqué précédemment) mais il n’en reste pas moins que le propos de Fayol reste, au moins sur certains points, toujours d’actualité : un manager est avant tout un être humain qui doit savoir piloter les hommes en jouant à la fois sur un registre rationnel, disons-le assez autoritaire, et dans le même temps faire preuve d’équité, de cœur et de justice. Est-ce si pervers ?
Le retour à Fayol est éclairant et nous convainc qu’il est toujours intéressant de revenir aux écrits des pionniers d’une discipline. Ce sont eux qui, le plus, tentent l’exercice ontologique de définition des concepts et des fondamentaux de ladite discipline. Les années 1920, à ce titre, sont une mine d’or pour qui, comme nous, souhaite remettre en lumière les contours des activités de management, telles qu’elles furent originellement envisagées. C’est l’époque du développement massif du management scientifique et des approches systématiques, auxquelles Fayol, dans son esprit de mesure (au sens d’une approche raisonnable), comme nous le rappelons plus haut, contribua. De nombreux pionniers du management ont « surfé » sur cette vague, dirait-on aujourd’hui. Ce fut le cas de Mary Parker Follett, intellectuelle américaine contemporaine de cette époque, dont le plus grand tort fut sans doute d’être moins populaire que Frederick W. Taylor, Chester I. Barnard ou Henri Fayol. Le management tel qu’il fut appréhendé par cette femme née dans le Massachussetts puritain de la seconde moitié du 19ème siècle, illustre parfaitement le caractère complexe et multifacette de sa nature. Pour Follett, le management est fait de science et d’interactions sociales. Elle défend ainsi l’idée que la gestion des affaires gagne à être guidée par une application constante de ce qu’elle appelle la « loi de la situation ». Une analyse rationnelle, scientifique, de toute situation impose des choix qu’il convient de défendre de façon distanciée et dépersonnalisée. Le rapport entre un manager et un collectif de travail est donc, d’une certaine façon, entièrement apolitique : l’ordre donné n’est pas la concrétisation d’une domination d’un manager sur un managé mais plutôt la seule application d’un pragmatisme éclairé (par la science, les faits, l’expertise). La disparition de l’idée de domination dans l’activité managériale pour Mary Parker Follett se comprend encore un peu mieux si l’on revient aux piliers fondamentaux de son édifice intellectuel. Dans son approche holiste du fonctionnement social, les individus sont en effet vus comme des contributeurs d’un ensemble qu’ils forment, la société toute entière s’enrichissant donc des influences de chacun. En retour, les comportements des individus sont influencés par le tout et les individus s’influencent entre eux également. Il est donc possible de parler d’une sorte d’influence réciproque, à la fois permanente et vertueuse. Follett parle de « réponse circulaire » pour décrire les comportements des individus (idée développée dans Creative Experience, ouvrage séminal de 1924, mais avancée implicitement dans ses précédents écrits) : le comportement de l’individu A est une réponse au comportement de l’individu B, qui lui-même répond à A. Ainsi, les intérêts des individus et de l’ensemble ne sont pas dissociables et les individus ne peuvent être pris isolément. Poussant un peu plus le raisonnement, Follett est conduite à développer une théorie du pouvoir et des relations dans l’activité managériale qui est à la fois fondatrice (anticipant plusieurs développements en théorie de la motivation par exemple) et en rupture avec d’autres (les théories marxistes de l’entreprise). C’est peut-être sa notion du pouvoir qui est à la fois la plus originale et la plus stimulante : pour elle, le pouvoir n’est pas la capacité de A à conduire B à faire ce qu’il n’aurait pas fait sans l’intervention de A (un « pouvoir sur ») mais plus sûrement un pouvoir conjoint (un « pouvoir avec ») . En effet, si A a du pouvoir sur B, cela signifie que la situation de A est différente de celle de B. Or cette représentation est incompatible avec le concept de réponse circulaire dans lequel il ne peut exister de situation de A différente de celle de B : A et B forment un tout insécable et il n’existe donc qu’une « situation totale ». Il n’est pas possible d’envisager que le pouvoir puisse « se prendre », « se partager » ou « se distribuer ». Conséquemment, selon cette conception, le management est bien apolitique, socialement et structurellement dégagé de relations de dominants / dominés.
Or, c’est bien une conception du management fondé sur la domination (domination des intérêts de l’entreprise sur ceux des individus, domination dans les rapports manager/subordonnés, domination par conditionnement mental, etc.) que Mathias Naudin développe dans son propos alors que Follett a très tôt fait la démonstration que, des différentes logiques envisageables en situation de conflit, la domination (au même titre, même si ce sont pour d’autres raisons, que le compromis ou le renoncement) n’est jamais satisfaisante. En effet, dans cette logique, l’une des parties obtient bien ce qui satisfait ses intérêts et le conflit persiste donc dans la durée. Follett défend par conséquent une conception du management qui fait la part belle à l’intégration. Cette dernière est un processus d’invention, un réajustement qualitatif distinct du compromis et fondamentalement différent de la domination. Par le biais d’interactions entre les individus et d’ajustements, des idées nouvelles émergent et ces idées sont de nature à trouver des solutions qui satisfassent simultanément et entièrement toutes les parties. L’intégration n’est donc pas le résultat final mais désigne le processus lui-même, intimement lié au concept du « pouvoir avec » évoqué plus haut. Ce dernier concept varie en effet en intensité selon que les individus ont ou non la capacité ensemble de se joindre aux autres et de faire partie du tout (au sens défini plus haut : contribuer au tout et en retour être enrichi par le tout).
De cette conception du pouvoir et de l’intégration découle un modèle de leadership et un modèle de l’entreprise. Un modèle de leadership car Follett en déduit une place du manager dans l’organisation, le type de langage qu’il doit privilégier ou encore des dispositifs concrets de management, tels que les « experience meetings » (espaces de dialogue dans l’entreprise permettant le partage d’expérience, une meilleure connaissance de celles et ceux avec qui l’on travaille et la mise en évidence collective des enseignements à tirer des expériences). Un modèle de l’entreprise, car Follett construit sur la base du concept d’intégration une conception de la place du manager dans l’entreprise et de la place de l’entreprise dans son environnement. Le processus intégratif dont nous parlons plus haut est en quelque sorte fractal : les individus s’ajustent entre eux selon ce processus puis les groupes d’individus entre eux, puis les composantes et fonctions de l’entreprise entre elles, puis l’entreprise et son environnement proche, puis le pays tout entier puis les nations entre elles, etc. Follett, comme beaucoup de praticiens et d’intellectuels des années 1920, ne conçoit d’ailleurs l’activité de management que comme encastrée dans la communauté, au service de laquelle elle agit. Oliver Sheldon, contemporain de Follett, cadre important d’une grande entreprise de confiserie et auteur d’un ouvrage intitulé « The philosophy of Management » en 1923, rappelle mieux que quiconque que les premiers écrits de management insistaient sur la dimension socialement encastrée :
« L’industrie n’est pas seulement une affaire conduite par le capital, le management et le travail pour leur seul profit. Tous trois sont au service de leur maître commun, la communauté (…) Si la communauté veut avancer spirituellement autant que matériellement, alors la subordination de ses facultés spirituelles aux routines de la vie industrielle doit progressivement diminuer » (Sheldon, 1923 p. 79, trad.).
Les caricatures actuelles du management font oublier facilement que ceux qui ont inventé l’objet d’étude appelé « management », et qui étaient eux-mêmes des praticiens du management ne percevaient l’activité managériale que comme devant être bénéfique (au sens concret, économique, comme au sens moral et éthique du terme) pour la société toute entière et non pour une minorité (qu’aujourd’hui certains s’empresseraient d’appeler actionnaires). La perversion dont parle Mathias Naudin doit probablement être recherchée davantage dans les images du management qu’il contribue à décrire que dans l’activité managériale elle-même.
Alors finalement quelle est l’essence du management ? Qu’est-ce donc que ce « truc » là ? La troisième étape de la déconstruction proposée dans cet article est que le management est à la fois une science de l’organisation efficace (et non profitable), un exercice sociologique de légitimation d’un nouvel acteur de l’organisation (son chef et par extension ses encadrants) et une technologie.
Reprenons comme point de départ les propos de Mathias Naudin. Le management est en effet orienté résultat/performance et fait effectivement suite dans les organisations à la domination des ingénieurs, classe dominante plutôt orientée « process » et capable d’obtenir « la domestication des corps dans le but de rendre [ces derniers] dociles et utilisables ». Mais cela fait-il de la logique managériale une logique perverse ? Rien n’est moins sûr, comme semble le confirmer les travaux de Th. Le Texier. Ce dernier a combiné une étude lexicale et historique pour comprendre d’où vient le terme management et comment il est utilisé dans la littérature anglophone depuis la fin du XVIIIème siècle. Son analyse est assez décapante : non seulement, le management ne serait pas par nature à but lucratif mais bien à la recherche de l’efficacité (ce qui ne contredit en aucun cas les propos de Mathias Naudin) mais plus encore, que ce concept semble s’être construit depuis la fin du 18ème siècle « dans le rejet du référentiel marchand » (p. 5). Avant d’être récupéré par les ingénieurs industriels américains à la fin du 19ème siècle, le terme management désignait« des activités essentiellement féminines, peu mécanisées, opérées dans un cadre non marchand et en l’absence d’une division du travail. A cette époque, le management renvoie explicitement aux principes de soin, d’efficacité, de conduite, d’ordre et de calcul »(Le Texier, 2014, p. 10). Cette promotion de la notion d’efficacité a essentiellement une origine sociologique : c’est pour se légitimer eux-mêmes en tant que « nouveau métier » que les managers vont promouvoir cette notion de conduite efficace des affaires afin d’être reconnus par les deux classes dominantes d’alors dans les entreprises : les ingénieurs et les actionnaires. Point de perversité là-dedans, juste un besoin « politique » d’exister en tant que nouvelle partie prenante dans l’organisation. En ce sens, le management peut être présenté comme une technique pour piloter les organisations, en particulier les grandes organisations. Or, la technique ayant avant tout pour ambition la réalisation effective d’une tâche donnée (comme l’avait par exemple montré en son temps Jacques Ellul), il est donc tout à fait logique que le management s’intéresse avant tout à l’efficacité. C’est d’ailleurs l’un des grands mérites de l’œuvre de Fayol : avoir parfaitement réussi à faire des tâches – on parlerait aujourd’hui de pratique – du manager un ensemble technique cohérent aussi important pour la bonne conduite de l’organisation que l’expertise technique des ingénieurs et la compétence d’un conseil d’administration dans le domaine financier. Quand à Taylor, il complétera cette légitimation par extension du domaine en développant l’idée d’un champ d’application très large du management (comme l’a souligné fort justement Omar Aktouf). Il ira ainsi jusqu’à s’appuyer sur le cas de l’organisation d’une équipe de base-ball américaine de première classe pour démontrer le bien-fondé de sa méthode scientifique. En gardant cette métaphore sportive, si Didier Deschamps tente de manager l’équipe de France de football (semble-t-il avec une certaine efficacité), cela n’en fait pas un pervers mais peut-être davantage … un être humain qui, comme l’aurait dit Fayol, est certes un peu paternaliste, capable de fermeté, fondant son leadership sur la discipline, l’obéissance, l’ordre et le devoir mais sait aussi décider avec équité, bienveillance et justice. Et tout cela pour effectivement atteindre un objectif commun : la victoire de son équipe dans la compétition dans laquelle elle est engagée !
Les situations de souffrance ou violence au travail ne peuvent être niées. Elles ont de lourdes conséquences à titre individuel et collectif, bien au-delà des frontières de l’organisation. Il importe néanmoins de ne pas condamner trop rapidement les coupables tout désignés, le management et ses acteurs, les managers, au risque sinon de ne pas trouver de remèdes appropriés à ces maux. Non, nous pensons que LE management n’est pas pervers par essence… car le management n’a pas de caractère universel et prend forme (et sens) dans des contextes variés, appelant des conceptions tout aussi variées. Ensuite parce qu’il ne faut pas réduire le management à sa portion congrue ; ce serait occulter l’essence même du management et ses fondamentaux. Dès le début du 20ème siècle, les pères fondateurs de la discipline ont contribué, pour un grand nombre d’entre eux, à conceptualiser le management sur la base de leur propre expérience en tant que manager. La perversion, dans sa logique de destruction, ne constitue pas ainsi l’un des piliers du management rationalisateur et paternaliste ou du management intégratif. Derrière ces visions du management, il est en revanche question d’équité, de justice, de diversité d’intérêt, de « pouvoir avec », etc. Si le management s’exprime de bien des façons selon les contextes et les organisations, il est indéniable qu’il sert un but d’efficacité et s’appuie pour ce faire, sur différentes philosophies, techniques, outils, etc. Il est assez cocasse de relever que la notion d’efficacité fut abondamment défendue par les premiers managers pour légitimer leur place et expertise dans l’entreprise… et de noter que c’est aujourd’hui pour partie cette même notion d’efficacité qui conduit à les stigmatiser et les désigner coupables des maux de l’entreprise.
Ce débat renvoie finalement au statut du management en tant que discipline et champ d’expertise reconnu. Les effets pervers de certaines pratiques ou modèles de management ne peuvent être niés, nous l’avons dit. Mais plutôt que d’y voir la responsabilité du management en tant que discipline, ne faut-il pas plutôt y voir les conséquences de son manque de considération ? Les aptitudes au management sont considérées par nombre de recruteurs comme se développant naturellement au fil de l’expérience, indépendamment de toutes qualifications. Les plans de formation internes se limitent trop souvent à quelques cycles de formation à la gestion de conflit, à l’animation de réunion ou la conduite de l’entretien professionnel. Si tous s’accordent sur la centralité du management à l’heure actuelle, pourquoi tolérer dans ces conditions d’en confier la responsabilité à des individus peu ou pas qualifiés en la matière alors que les formations au management sont nombreuses, de qualité et en développement ? L’un des signes emblématiques de cette absence de considération du management comme discipline et champ d’expertise à part entière est sans nul doute à rechercher auprès des journalistes : si le management est régulièrement désigné comme la cause de nombreux maux de notre société, les experts sollicités par la presse pour s’exprimer sur ces sujets sont généralement des experts d’autres disciplines (sociologues ou économistes), plus anciennes et reconnues. La balle est donc aussi dans notre camp : à nous, spécialistes du management, d’éclairer de façon originale de nombreuses problématiques de société (et pas uniquement d’entreprise) et de contribuer à dessiner utilement de nouvelles voies.
Références
Aktouf O. (1989), Le management entre tradition et renouvellement, Gaëtan Morin éditeur.
Ellul J. (1979), Le système technicien, Paris, Le Cherche Midi (réédition de 2004).
Fayol H. (1916), Administration industrielle et générale, réédition de 1999, coll. Stratégie et Management, Dunod.
Follett M. P. (1924), Creative Experience. New York: Longmans, Green & Co.
Sheldon O. (1923), The Philosophy of Management. London: Pitman.
Le Texier T. (2014), « Le management, art de l’efficacité et non du profit : étude du champ lexical du terme « management » dans la littérature anglophone depuis la fin du XVIIIème siècle », Economies et Sociétés, série KC, 3, 1, p.5-34.