Des experts de l’inconnu pour les experts dans l’inconnu, par M.-A. Deval
Un nouveau type d’expert est apparu dans certaines entreprises industrielles, qu’on appelle expert de l’inconnu. Un expert dans une entreprise c’est, traditionnellement, le « sachant » : il a pour rôle de capitaliser les connaissances vitales pour l’entreprise, d’être en veille sur les nouveautés dans son domaine en-dehors de l’entreprise et de répondre aux demandes soulevées par les décideurs et les ingénieurs métiers, qui développent des produits nouveaux en s’appuyant, précisément, sur ces connaissances expertes. Mais que se passe-t-il si l’expertise consiste non pas à maîtriser un champ établi et bien identifié mais à savoir explorer l’inconnu ?
Les experts de l’inconnu : des experts d’un nouveau genre
Selon la littérature académique, pour être reconnu en tant qu’expert, il faut qu’il y ait accumulation du savoir sur une période de dix années au moins, que ce savoir soit reconnu en interne comme en externe et que l’apprentissage soit permanent. Cela induit un double questionnement : l’inconnu peut-il être considéré comme un champ d’expertise à part entière et, ce faisant, une nouvelle catégorie d’experts, de l’inconnu, fait-elle son apparition ? Les experts de l’inconnu peuvent être considérés comme tels s’ils remplissent les trois conditions énoncées précédemment.
L’expertise s’applique a priori à tout type de connaissance et savoir-faire. Toutefois, l’expert de l’inconnu est à distinguer des autres experts de l’ingénierie. Pour commencer, son domaine d’expertise ne relève pas d’un domaine technique ou scientifique lié à de l’objet à concevoir ou à son optimisation, au sens de l’ingénierie ; sa science porte sur les techniques de management de l’innovation et de la conception. Il ne répond pas aux demandes des décideurs sur les enjeux liés à la production industrielle de l’objet, mais aide les autres experts à identifier les besoins stratégiques à venir, ou aide les experts techniques et scientifiques, après identification, à développer une stratégie pour les comprendre et les intégrer. Cette aide se manifeste par une forme d’animation des experts de différents domaines, d’abord pour intégrer les nouvelles expertises, ensuite pour mobiliser ces nouvelles expertises dans la conception de solutions innovantes, ainsi que dans le développement concret de ces solutions. Ils peuvent ainsi être considérés comme une fonction Innovante, dédiée à animer les apprentissages des autres experts scientifiques et techniques de l’ingénierie. Autrement dit, nous assistons à l’institutionnalisation de nouveaux experts, de l’inconnu, au service d’experts dans l’inconnu.
Une expérience pionnière : la mise en place d’une expertise de l’inconnu chez Renault
Pour améliorer ses capacités d’innovation, Renault décide de mettre en place en 2009 une organisation de l’expertise. Pour cela, certains ingénieurs-métier sont nommés experts. Ce système d’expertises est rattaché à l’ingénierie amont, qui définit les projets à développer, tandis que les ingénieurs-métier sont rattachés à l’ingénierie aval, qui développe les projets. Les expertises portant sur les métiers stratégiques, les experts bénéficient d’un double rattachement : aux ingénieries aval et aux ingénieries amont, ce qui leur permet de définir les projets à développer dans le cadre de la stratégie d’innovation, mais aussi de répondre aux questions lors du développement. Les experts de chaque domaine se réunissent lors de comités d’experts pour identifier les enjeux d’innovation stratégique liés à leur domaine. Les chefs de chaque domaine se réunissent lors des revues d’experts pour présenter leurs plans, et les intégrer en un plan stratégique. Celui-ci est ensuite présenté par le chef des experts à la Direction. Ceci implique que le rôle des experts évolue : ils doivent identifier les innovations à mettre en place dans les métiers auxquels ils sont rattachés, et définir le plan stratégique qui sera ensuite soumis aux ingénieurs-métier, afin que ces derniers développent les solutions envisagées. Autrement dit, le rôle des experts classique a changé : les experts de l’inconnu ont pour mission de définir les inconnus de conception que les ingénieurs métiers doivent développer, au lieu d’attendre que les ingénieurs-métier leur posent des questions sur des « inconnus-connus ».
Cependant, dans les années 2010, le contexte d’innovation change. Les constructeurs du secteur automobile sont confrontés à de nouvelles injonctions d’innovation : voiture autonome, voiture connectée, voiture qui pollue moins, mobilité partagée… Mais les ingénieurs et les experts en place ne parviennent pas réellement à développer des solutions radicalement innovantes. L’ingénierie de Renault se dote alors en 2016, de nouveaux domaines d’expertise liés aux transitions, notamment en intelligence artificielle, en cybersécurité ou encore en batterie. Mais sur certains des projets liés aux transitions, même en nouant des partenariats externes, comme avec Google sur la voiture autonome, les ingénieries ont du mal à faire aboutir des solutions radicalement innovantes pour répondre aux injonctions. Cela démontre que l’addition d’expertises nouvelles aux expertises historiques en place n’est pas suffisante pour bien gérer les inconnus. L’enjeu, pour répondre à ces transitions, réside dans un nouveau management des expertises !
En 2018 apparaît, parmi les domaines d’expertise de Renault, un domaine dédié aux outils de la conception innovante, le domaine Innovation Patterns, pour aider les experts à mieux proposer des innovations à intégrer à la stratégie annuelle. Ce domaine a construit son expertise à travers la découverte progressive, la mise en place et l’animation de divers outils d’innovation sur les 15 dernières années: Innovation Room, Lab, Communauté d’innovation, ateliers DKCP (une méthodologie de conception innovante appliquée issue de la théorie CK -, learning expeditions, etc ; mais aussi à travers la construction de réseaux externes, que ce soit via des partenariats scientifiques ou des communautés d’acteurs de l’innovation. Nous retrouvons ici les 3 conditions nécessaires pour être reconnu expert.
Un exemple illustre les progrès permis par cette innovation de management : lors de la signature du partenariat avec Google en 2018, les experts du domaine Innovation Patterns ont identifié que l’ingénierie de Renault manquait d’expertise sur la data. Avec le soutien du chef de la filière d’expertise, les experts en innovation ont alors décidé d’organiser un atelier de conception autour de la data, pour les autres experts de la filière. Les experts de l’inconnu ont redéfini les règles d’animation de la méthode DKCP pour l’adapter au contexte postpandémie de Renault. L’atelier réalisé a permis aux autres Experts d’acquérir et de partager le même niveau de connaissances sur la nouvelle expertise, de formuler 72 propositions d’innovation, d’en sélectionner collectivement 19 et de valider le développement de 7 projets parmi les propositions les plus innovantes.
Différentes formes d’expertises de l’inconnu à identifier et à manager
Il faut une dizaine d’années pour être institutionnellement reconnu expert d’un domaine. Dans la mesure où les théories de la conception innovante sont apparues dans les années 1990, nous pouvons supposer qu’il existe une variété d’acteurs qui relèvent d’une forme d’expertise de l’inconnu. Par ailleurs, l’animation des groupes d’experts par les experts de l’inconnu, pour les aider à mieux explorer, est une forme nouvelle d’animation des experts. La cohésion de ces acteurs devrait permettre l’adoption et l’adaptation des nouvelles expertises, et donc l’émergence de nouvelles expertises complexes associées aux enjeux des transitions.
[1] Deval, Marie-Alix. 2023. « Comprendre les enjeux d’innovation des entreprises industrielles face aux inconnus des transitions : modéliser et expérimenter une nouvelle ingénierie de l’expertise ». Phd thesis, Université Paris sciences et lettres. https://pastel.hal.science/tel-04308332.
[2] Deval, Marie-Alix, Sophie Hooge, et Benoit Weil. 2021. « The emergence of “experts of the unknown” – Learnings from Renault and SNCF ». In Euram. Montreal, Canada. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03264373.
[3] Shepard, HERBERT A. 1958. « The dual hierarchy in research ». Research Management 1 (3): 177‑87.
Comments