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"Le manager, designer de lien social" par Sébastien Damart

Exhumer les travaux de nos anciens pour pouvoir avancer dans les moments difficiles a parfois du bon. Des idées souvent en avance sur leurs époques et très souvent fondées sur une dose de sagesse et d’universalité ont été développées. Le temps, les évènements, l’histoire les ont simplement un peu conduites à l’oubli. C’est le cas en management.

En 1987, en pleine période de crise économique et financière, Peter F. Drucker publie un article intitulé « Social innovation — Management’s new dimension », texte issu de la conclusion de l’ouvrage « The Frontiers of Management: Where Tomorrow’s Decisions Are Being Shaped Today » édité la même année [1]. Il y défend l’idée que l’innovation sociale est un agent du changement bien plus impactant que la science et l’innovation technologique. Une idée que certains pourraient trouver contre intuitive en première approche mais qui l’est beaucoup moins en seconde, considérant que l’on a parlé d’innovation bien longtemps avant que le terme ne soit quasi systématiquement associé à la science et à la technologie.

Le propos de Drucker s’appuie sur cinq exemples qui montrent que la réinvention de nouvelles formes d’interactions sociales a souvent enclenché des transformations profondes de nos sociétés, contemporaines en particulier. Ce qu’il dénomme « innovation sociale », dans le sens le plus générique de l’expression, a souvent été un acte politique, issu des gouvernants, nous dit Drucker. Elle fut aussi (et est aujourd’hui) le fruit d’un engagement de la société civile elle-même. Or, Drucker déclare, du haut de l’année 1987, que l’innovation sociale est devenue un acte de management.

D’une certaine façon, elle l’a toujours été si l’on considère avec Mary P. Follett, en 1924 [2], que le sens de l’activité d’organisation et de management c’est la mise en lien. Elle l’a toujours été, si l’on considère avec Oliver Sheldon, en 1923 [3], que la responsabilité du manager, c’est de servir la communauté. Pour Drucker, l’essence de l’organisation est de rendre (ensemble) productives les forces et les connaissances individuelles disséminées. Dès lors, l’art du management réside dans la capacité à combiner les choses, les éléments, les personnes. En somme, la compétence managériale est dans la capacité à relier et à unir. Faire du management, c’est donc essentiellement concevoir des technologies du lien, c’est-à-dire des dispositifs de mise en relation d’acteurs hétérogènes, ne possédant pas les mêmes compétences, les mêmes savoirs ou les mêmes rationalités, pour servir des objectifs communs.

Parmi les cinq cas donnés en illustration par Drucker dans son texte, il y a celui, emblématique, du Research Lab (inventé par Charles Proteus Steinmetz en 1905) à la General Electric, centre de R&D fondé sur le travail d’équipes innovantes de chercheurs pluridisciplinaires guidés par le projet de recherche (la science se mettant au service du projet et de la technologie) et co travaillant le cas échéant hors les murs, c’est-à-dire sans nécessité d’appartenance à une même organisation. Ici, dans cet exemple, le manager est designer de lien social.

Les implications du message de Drucker sont claires. Le management est bien plus une affaire de responsabilité et de liens bilatéraux mutuellement bénéfiques que de pouvoir ou de domination à sens unique. L’histoire du management et de ses représentations montre que penser le management en ces termes, est, paradoxalement, à la fois décalé et peu original. Décalé tout d’abord, car les images du management dominateur, écrasant, déshumanisant sont profondément ancrées, confère par exemple la façon de le montrer dans les œuvres cinématographiques. Il faut dire que souvent la pratique managériale fut conforme à son image : pratiques a minimamaladroites et au pire violentes et brutales de managers totalement pervertis par un système fait de technologies invisibles à base d’objectifs, de performance et de monétarisation de tout, y compris de l’intangible. Peu original, car penser le management comme activité de création de lien est totalement conforme au projet de la plupart des pionniers et constructeurs du management. Chester I. Barnard ne disait-il pas en 1938 que le manager consistait en la sécurisation des coopérations.

Beaucoup de naïveté dans cette façon d’aborder la chose managériale ? Ce n’est pas évident. En fait, l’activité de mise en lien est souvent dévalorisée, au mieux vue comme un moyen destiné à satisfaire des objectifs. La sécurisation des processus de coopération n’apparaît jamais comme une fin, mais comme le moyen de délivrer mieux de la valeur, dans un esprit d’utilisation parcimonieuse des ressources diraient certains. C’est ce qui fait que le lien (et donc, le respect, l’écoute, la bienveillance, l’ouverture, la curiosité, la créativité) est la variable d’ajustement appelée à disparaître, si souvent.

Nous proposons, dans la ligne de Drucker, un pas de côté. Que devient le vœu de mise en lien des uns et des autres si l’on en fait une finalité. Mettre en lien parce qu’en soit la relation est nécessaire. Ce n’est pas le récent épisode de confinement et la façon dont il a été vécu qui contredira l’idée que la relation est en elle-même porteuse de sens et d’intérêt. Le manager fabriquerait des liens parce que ceux-ci, en plus de servir des objectifs rationnels communs, seraient des objets auxquels nous tenons tous dans l’absolu. Dit autrement, le manager produirait des relations en tant que communs de notre vie sociale.

Alors, en cette période trouble, il faut se rappeler cela et oser cette forme de naïveté pas si ingénue que cela. La naïveté de dire que notre époque rappelle tous les jours que nous avons besoin de liens et que le management est aussi cette affaire de design de liens sociaux vertueux. Les dispositifs socialement innovants que la crise économique, sociale et sanitaire invitera à penser et qui permettront de pallier les insuffisances du marché et de l’état seront le fruit d’acteurs qui réinventeront les façons de travailler ensemble et de coopérer. Ils seront des moyens autant qu’une finalité.

Ces liens seront l’œuvre de managers. Ces derniers n’en porteront peut-être pas le titre ou le grade. Mais, oui, les pionniers du management et Peter Drucker l’avaient bien vu. Ce seront bien des managers.

Sébastien Damart, Université Paris-Dauphine, PSL

[1] Drucker, P.F., 1987, Social Innovation - Management’s New Dimension, Long Range Planning, vol. 20, n°6, pp. 29-34.

[2] Follett, M.P., 1924, Creative Experience, Longmans, Green & Co.

[3] Sheldon, O., 1923, The Philosophy of Management, Pitman.




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