"Quand le droit innove grâce aux progrès de la science" par Albert David et Dominique Lafon
Les experts de divers domaines scientifiques sont très régulièrement appelés à témoigner lors de procès. Plus rares sont les cas où les connaissances scientifiques viennent durablement déclasser des systèmes d’argumentation pourtant établis. Deux affaires anciennes sont intéressantes à ce titre, d’autant que si la première montre le rôle joué par les sciences des probabilités, le seconde met en scène un domaine moins attendu : la science du management.
Poincaré, l’affaire Dreyfus et la théorie des probabilités
En 1905, Henri Poincaré, dans son introduction à « La valeur de la science »[1], précise : «la recherche de la vérité doit être le but de notre activité ; c’est la seule fin qui soit digne d’elle ». Son action dans le cadre de l’affaire Dreyfus va illustrer son propos.
Le Capitaine Dreyfus a été condamné pour trahison, sur la base de l’analyse d’un document désigné sous le terme de « bordereau ». Ce document annonçait l’envoi, à venir, de plusieurs notes confidentielles sur l’organisation et l’armement de l’armée française. Sur une comparaison d’écriture il est arrêté et écroué puis à la suite d’un procès militaire, à huis-clos, condamné à la déportation.
Cette justice hors des règles de la République ainsi qu’un grand nombre d’anomalies provoquent une campagne de contestation et divisent la France et la communauté scientifique entre les dreyfusards et les antidreyfusards.
Au cœur de l’affaire, le système Bertillon[2]. Ni graphologue, ni statisticien, ni probabiliste, Bertillon a conçu un système dénommé « l’auto-forgerie » qui démontre, sur la base du fameux bordereau, ou plutôt d’une copie reconstituée, que le document a été écrit par le Capitaine Dreyfus.
La méthode de Bertillon utilise une reconstitution, de piètre qualité, du bordereau et son raisonnement trouble les scientifiques.
Henri Poincaré, un des trois experts désignés dans cette affaire, est un immense mathématicien. Il connait bien la théorie des probabilités[3]. Dans son ouvrage, publié en 1896, consacré à cette discipline, il indique : « une question de probabilité ne se pose que par suite de notre ignorance … notre ignorance ne doit pas être complète, sans quoi nous ne pourrions rien évaluer ». Ainsi il caractérise la théorie des probabilités comme l’outil de base qui permet de raisonner dans un contexte incertain.
C’est, en particulier, sur le calcul des probabilités réalisé par Bertillon que sa rigueur va faire mouche. Poincaré démonte point par point la démonstration du criminologue et rédige un rapport de quelques pages, qui sera lu lors de la révision en cassation à Rennes en juillet 1906.
L’incipit du rapport précise : « Le système de M. Bertillon, ainsi que les autres systèmes… ont la prétention d'être une application de calcul des probabilités : nous sommes donc conduits avant d'en commencer l'étude détaillée, à rechercher à quelles conditions ce calcul peut être légitimement appliqué à des questions de cette nature. Les premières tentatives faites pour l'évaluation des probabilités avaient été tout à fait malheureuses. Dans son mémoire présenté à la Cour de Cassation en 1899 il avait employé un raisonnement entièrement fautif qu'il a répété ensuite devant le Conseil de Guerre de Rennes ». Plus loin : « s’il s’agissait d’un travail scientifique, nous arrêterions là ; nous jugerions inutile d’examiner les détails d’un système dont le principe même ne peut pas soutenir l’examen ; mais la Cour nous a confié une mission que nous devons accomplir jusqu’au bout … les règles de calcul des probabilités n’ont pas été correctement appliquées …en un mot parce que les auteurs ont raisonné mal sur des documents faux ».
Ainsi, la science mobilisant les connaissances du moment mais également la rigueur du raisonnement contribue à faire « tomber » une pièce à conviction majeure. Le rapport des experts est, sans appel. Le Capitaine Dreyfus est réhabilité.
Brandeis, le procès contre les compagnies ferroviaires et le management scientifique
Louis Brandeis est un juriste américain contemporain de Taylor. C’était un homme de loi progressiste, très soucieux des excès de son temps dus à l’industrialisation rapide. Dès les années 1890, il s’intéresse aux conflits entre patrons et ouvriers et il est appelé comme médiateur lors de grèves importantes. Il est à la fois un juriste talentueux et un réformateur pragmatique aux qualités reconnues d’organisation et de négociation. En 1916 il est nommé juge à la cour suprême des Etats-Unis d’Amérique.
Brandeis est, dès le début des années 1900, un fervent supporter de Taylor : le progressiste qu’il est considère que l’approche de Taylor va dans le sens d’une forme de justice sociale. Nous nous intéressons à lui dans cet article parce que c’est lui qui a proposé, en 1910, que les démarches de réorganisation systématique du travail en atelier, menées par Taylor, Gantt, Gilbreth et d’autres, soient résumées par l’expression « management scientifique ». Voici dans quelles circonstances[4].
En 1908, Brandeis gagne un procès contre une entreprise qui voulait imposer à son personnel, essentiellement féminin, un temps de travail quotidien supérieur aux dix heures légales. Dans le document à l’appui de sa plaidoirie, deux pages sur les cent-treize sont consacrées à l’argumentation juridique, et tout le reste traite de façon approfondie et argumentée des liens entre temps de travail et santé des femmes. Ce « Brandeis brief » devient rapidement la norme juridique pour les plaidoiries à l’appui des causes sociales.
En octobre 1910, Brandeis est l’avocat des expéditeurs de fret qui se battaient contre une augmentation qu’ils estiment excessive des tarifs des compagnies de transport ferroviaire. Il a lu « Shop Management », publié par Taylor en 1903, et une série d’articles d’Emerson écrits en 1906, sur l’application des « pratiques d’efficacité » dans l’industrie ferroviaire. Le cœur de sa stratégie, en tant qu’avocat, est de démontrer, par des témoignages d’ingénieurs compétents, que les compagnies ferroviaires, au lieu d’augmenter les tarifs, pouvaient au contraire gagner sur les coûts et, en conséquence, diminuer les tarifs et augmenter les salaires. Il connaît Gantt – l’inventeur des fameux diagrammes - et les travaux et expériences de Taylor. Il réunit quelques « ingénieurs en efficacité » - c’est le nom que se donnent à l’époque Gantt, Emerson et quelques autres qui travaillent avec Taylor – afin de trouver une expression commune pour désigner leurs approches de rationalisation ; qui n’ont pas encore de dénomination unifiée. Car pour gagner, il faut que cette approche ait un nom facile à comprendre, qui puisse frapper les esprits et être repris. Il propose « management scientifique », qui est quasi-immédiatement accepté. Taylor publiera d’ailleurs dès l’année suivante, en 1911, son célèbre ouvrage sous le titre Principles of Scientific Management.
Au procès, Brandeis fait témoigner ces experts – notamment Emerson et Gantt - et démontre que les compagnies de chemin de fer américaines pourraient gagner au moins un million de dollars par jour en appliquant l’approche scientifique à la conduite de leurs opérations. On réalise alors, dans les milieux d’affaires mais aussi dans le grand public, car cela est largement repris dans la presse, que les compagnies de chemin de fer ne sont pas les champions de la gestion que l’on croyait ! Sur les presque 100 pages du document que Brandeis rédige en janvier 1911 à l’appui de sa plaidoirie, la moitié sont consacrées au management scientifique ! Les compagnies de chemin de fer perdent le procès et, dans les dix années suivantes, mettent en œuvre les nouveaux principes de management. Grâce à Brandeis, le management scientifique devient immédiatement objet de débat public, avec, à l’époque, l’image d’un mouvement progressiste.
Poincaré, immense figure des mathématiques et de la physique, et Brandeis, avocat influent puis juge à la Cour Suprême, ont en commun d’avoir utilisé la science – la théorie des probabilités, pour Poincaré, et une approche de recherche systématique d’efficacité sur les lieux de travail, habilement rebaptisée management scientifique, pour Brandeis – pour lutter contre l’ignorance et l’incompétence. Ce sont deux personnalités d’exception, qui surent, avec talent et habileté, mais aussi avec clairvoyance, discernement et humanité, mettre leurs connaissances et leurs capacités à innover au service du bien public et de la justice.
Albert David, Université Paris-Dauphine, PSL
Dominique Lafon, Cayak Innov, Cercle de l’innovation
[1] Publié en 1950 chez Flammarion dans la collection "Bibliothèque de philosophie scientifique » [2] Alphonse Bertillon est « criminologue » et fondateur du système d’anthropométrie appelée « bertillonnage » qui sera utilisé dans de nombreux pays jusqu’à la fin des années 70. [3] De 1886 à 1906, Henri Poincaré est titulaire de la chaire de Calcul des probabilité de la Sorbonne.
[4] David Savino, (2009),"Louis D. Brandeis and his role promoting scientific management as a progressive movement", Journal of Management History, Vol. 15 Iss: 1 pp. 38 - 49
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