Un petit coup de pouce pour éviter un grand choc ? Les nudges au chevet de la prévention des risques professionnels
Cet article présente une synthèse des travaux réalisés dans le cadre du « business case » conduit entre septembre 2023 et mars 2024 par Malaurie BARTOUCHE et Johanna FRUTSCHNIGG, étudiantes en Master 2 « Conseil et Innovation en Management (CIM) » de l’Université Paris-Dauphine, à la demande du cabinet de conseil Caracal Stratégies, sous la supervision de Pierre SOUCHON et en partenariat avec le Département Collectivités Locales de Diot-Siaci et le Centre de Gestion de la Fonction Publique Territoriale du Loiret.
La performance des démarches de prévention des risques professionnels, au cœur des enjeux actuels de santé au travail
Les absences pour raison de santé dans les organisations constituent un enjeu majeur, humain et de performance, pour les employeurs, publics et privés.
L’Assurance Maladie met régulièrement en exergue la croissance régulière de dépenses d’indemnités journalières. Pour les assurés du Régime Général, L’IGAS soulignait qu’en 2016, les dépenses d’indemnités journalières représentaient 6% de l’Objectif National de Dépenses d’Assurance Maladie (ONDAM). Dans la Fonction Publique Territoriale, après une hausse continue sur les dix dernières années, le taux d’absentéisme s’est stabilisé autour de 10% en 2022.
La réglementation en matière de santé-sécurité au travail impose à l’employeur de conduire régulièrement l’évaluation des risques professionnels présents dans son organisation, et de mettre en œuvre les plans d’actions de prévention : à ce titre, le Document Unique d’Evaluation des Risques Professionnels est réalisé et actualisé au moins une fois par an, et révisé à chaque modification des conditions de travail.
Si le management de la santé-sécurité au travail peut se prévaloir de réussites et de progrès majeurs dans le champ de l’amélioration des conditions de travail (essor des actions de prévention primaire, secondaire, programmes de formation), il connait aussi, à l’épreuve de la réalité, ses limites et ses échecs. Des situations de travail qui « résistent » aux approches traditionnelles, au sens où les dispositifs prescrits (comportements, consignes, modes opératoires, notamment) ne parviennent pas à se diffuser et à rejoindre le champ des pratiques de travail attendues : le « travail réel » ne permet pas l’application effective des mesures, le sens de celles-ci n’est pas compris, par exemple : de là des accidents de travail qui continuent à survenir, malgré les efforts accomplis. Les approches traditionnelles semblent parfois trouver leurs limites.
Est-il envisageable d’imaginer des modalités nouvelles de promotion et de diffusion des pratiques de prévention des risques professionnelles ? Des pratiques innovantes qui existent dans d’autres domaines, que la prévention des risques professionnels, méritent-elles d’être testées ?
Nous formulons l’hypothèse que la « théorie des nudges » puisse constituer une voie « fertile » à explorer dans le contexte de la performance des démarches de santé-sécurité au travail.
La théorie des « nudges » : de quoi parle-t-on ?
Le « nudge » (« coup de pouce » en anglais) est un concept popularisé par Richard Thaler, prix Nobel d’économie, à partir des sciences du comportement, et de théories politiques et d'économie. Ce concept a pour objectif d’amener, sans contraindre, les individus à adopter des comportements vertueux. Il crée une « architecture de choix » fondée sur un levier d’influence n’engendrant pas de modification des incitations économiques. Après sa création, l’outil a rapidement été investi par les pouvoirs publics (« Nudge unit » de Barack Obama, Behavioural Insight Team au Royaume Uni, BVA Nudge Unit en France, durant la crise sanitaire). Les organisations privées, publiques se l’approprient pour tenter de changer le comportement de leurs interlocuteurs.
Une telle notion semble constituer une piste prometteuse pour dépasser les situations objets de l’étude, au vu de son efficacité aujourd’hui avérée dans divers domaines, en particulier le marketing, l’écologie et le respect des espaces publics.
Un protocole expérimental pour envisager les conditions d’efficacité d’un dispositif « nudges » dans la prévention des risques professionnels : des ateliers d’idéation
Une étude bibliographique, des échanges avec les spécialistes du secteur, mettent en exergue combien les nudges les plus efficaces sont ceux à la conception desquels ont contribué les acteurs directement concernés par les comportements vertueux à adopter : ce sont eux qui connaissent l’intimité de leurs situations de travail, les leviers de leurs engagements, les détails du « travail réel », les obstacles qui les empêchent d'adhérer aux protocoles de sécurité. Les nudges dits « sur étagère » sont peu, voire ne sont pas efficaces pour dépasser les comportements à risque en santé-sécurité au travail.
Un protocole expérimental a été élaboré, en partenariat avec le Centre de Gestion de la Fonction Publique Territoriale du Loiret (CDG 45) dans le cadre de son contrat « groupe » d’assurance statutaire DIOT-SACI, autour des questions suivantes : quelle méthodologie inventer, associant les acteurs opérationnels à la conception de nudges ? Quelles sont les clés d’un dispositif réussi ? Quels sont les prérequis nécessaires ?
Le choix méthodologique a été formulé, de conduire des « ateliers d’idéation » pour animer la construction de nudges au plus près du terrain, en associant les acteurs opérationnels. La notion d’ « idéation » est empruntée au Design Thinking, une démarche centrée sur l’humain et qui permet des résultats concrets, applicables, souvent utilisée en innovation managériale. Cette phase d’idéation se matérialise sous forme d’ateliers créatifs, durant lesquels les animateurs amènent les participants à imaginer des solutions aux problèmes définis en amont. Dans le contexte de cette étude, une telle démarche permet de s’intéresser au « pourquoi », aux causes profondes des résistances à certains protocoles de sécurité, qui constituent autant de zones d’opportunité pour la création de nudges. Elle permet la création d’un environnement encourageant et stimulant la créativité collective, comme point clé de l’expérimentation : espace où il n’y a pas ou peu de hiérarchie entre les participants, où le support numérique n’est pas trop présent, et où les participants se sentent intégrés et écoutés, où la parole peut être aussi libre que possible.
Le déroulement des cinq ateliers expérimentaux
Dans un premier temps, une journée de cadrage avec une vingtaine de conseillers prévention de collectivités territoriales a été organisée en octobre 2023 sous l’égide du Centre de Gestion de la Fonction Publique Territoriale du Loiret. L’objectif de cette journée préliminaire consistait à éprouver la pertinence du projet auprès d’experts de la prévention des risques professionnels, à identifier les situations « santé sécurité au travail » qui résistent aujourd’hui aux protocoles traditionnels et sur lesquels il conviendrait d’agir en priorité, ainsi qu’à tester une première version d’une méthode d’animation d’atelier créatif. Les participants ont apprécié l’atelier et validé le potentiel porté par les « nudges » dans le contexte de la prévention des risques professionnels. Dix-huit situations ont été recensées.
Deux collectivités territoriales du Loiret se sont ensuite portées volontaires pour tester les ateliers d’idéation en mobilisant leurs propres agents : la commune de Châlette-sur-Loing (deux ateliers consacrés au port des Equipements de Protection Individuelle) et la Communauté d’Agglomération Montargoise et Rives du Loing (port des Equipements de Protection Individuelle et lutte contre l’hyper-sédentarité au travail).
Les ateliers ont été conçus pour amener les acteurs opérationnels à identifier les causes de situations « prévention » rétives aux approches usuelles, et de mettre en situation de concevoir des nudges en réponse à ces situations. Chaque atelier était dédié à une situation, durait deux heures, regroupait cinq à dix acteurs opérationnels, et se décomposait en trois séquences. Après un icebreaker, les participants étaient invités à échanger sur les causes menant aux situations à risque qui leurs étaient soumises, afin de faire émerger le « pourquoi » de ces comportements (cible de la conception de nudges). Pour ensuite familiariser les participants avec le concept des nudges et leur faire prendre conscience de l’objectif poursuivi, une série d’exemples de nudges, le plus souvent empruntés à l’écologie, leur était présentée : la discussion autour de chacune de ces situations permettait à chacun d’appréhender la nature des « objets managériaux » à concevoir, de manière empirique.
Un catalogue « papier » reprenant l’ensemble des nudges était ensuite mis à la disposition des participants divisés en sous-groupes, amenés à imaginer des pistes de « nudges » en réponse aux causes identifiées en début d’atelier avec l’assistance ponctuelle d’un animateur-facilitateur. Ces idées étaient ensuite discutées avec le groupe avant de conclure la séance.
Les cinq ateliers ont réuni au total une cinquantaine de participants, et ces derniers ont imaginé une soixantaine d’idées de nudges.
Ce que les ateliers d’idéation nous enseignent : un regard critique sur la méthode
Sur le plan méthodologique, nous retenons cinq enseignements clefs de cette expérimentation :
1. « L’icebreaker » de lancement de l’atelier est important dans l’alignement des objectifs et du registre des échanges : même si les collectifs mobilisés se connaissaient préalablement, il a à chaque fois rempli son office de « libération de la parole », en ouverture d’un temps de travail dont les objectifs avaient été, de fait, compris de manière hétérogène (ni formation, ni sensibilisation, mais travail collectif) ;
2. Le tour de table sur les situations de travail est primordial, pour mettre au jour les résistances sous-jacentes aux consignes de sécurité : dans chacun des ateliers, les échanges libres ont duré plus longtemps qu’escompté. En laissant libre cours à la controverse sur les conditions d’exercice du « travail réel », la confiance se construit au sein du groupe, pour permettre l’émergence, parfois en toute fin de séquence, de motivations profondes non exprimées jusque-là (notamment en lien avec des dimensions psychosociales de reconnaissance, de valeurs professionnelles) ;
3. La discussion critique des exemples de nudges permet une appropriation « empirique » efficace des objets à concevoir, et contribue à alimenter le débat sur leur transposition possible aux contextes de travail spécifiques des participants. Cette discussion critique « contraint » autant qu’elle « libère » : elle libère la parole et permet l’imagination de pistes de nudges dans la séquence suivante, et contraint dans le même temps, tant les pistes de nudges se restreignent pour l’essentiel à ce processus de « transposition » (pas d’émancipation des suggestions au-delà d’une reformulation, fut-elle pertinente, des exemples présentés) ;
4. La réussite de l’exercice nécessite que certains prérequis soient satisfaits : lorsque la politique santé-sécurité au travail de l’organisation comporte « à la source » des situations perçues comme contradictoires et sujettes à controverse, il est difficile d’envisager des solutions innovantes sans disposer au préalable d’un accord sur des fondamentaux communs (les nudges doivent venir en prolongation des politiques de prévention, et ne peuvent en tenir lieu) ;
5. Pour garantir la réussite de l’atelier (production d’idées présentant un potentiel d’efficacité, satisfaction des participants), il était opportun que l’équipe d’animation prépare en amont quelques idées à soumettre aux participants en sous-groupes, pour stimuler les échanges en cas de manque d’inspiration.
Ce que les ateliers d’idéation nous enseignent : un regard critique sur les résultats obtenus
Sur le plan de la production de nudges, quatre enseignements semblent à retenir :
1. Le format de l’atelier d’idéation séduit, dans la mesure où il est l’occasion de donner la parole à des catégories d’acteur d’ordinaire peu accoutumés à être écoutés (agents d’entretien, de voirie, des services techniques, ATSEM...) sur les conditions d’exercice de leur travail réel. Les participants témoignent d’une bonne motivation à contribuer à la réussite de l’atelier, et prennent du plaisir à libérer leur parole sur des enjeux qui leur tiennent à cœur, dans un contexte de pénibilité des métiers dans la Fonction Publique Territoriale. Sur une durée contrainte, ce sont avant tout des idées, des esquisses, des intuitions de nudges qui sont partagées, plus que des nudges aboutis et prêts à l’emploi ;
2. Les processus d’idéation fonctionnent, les acteurs de terrain sont effectivement en mesure de produire des idées innovantes dans le champ de la prévention des risques professionnels. Toutefois, comme présenté précédemment, les idées proposées consistent avant tout en une reformulation-transposition des exemples présentés dans le catalogue (ce qui confère au catalogue un rôle central dans la conduite de l’exercice) ;
3. D’un point de vue qualitatif, les catégories de nudges les plus représentées sont : la facilitation et la réduction/suppression des points de frictions (avec une quinzaine de nudges), et les graphiques et avertissements (avec une vingtaine de nudges). Il a été plus aisé pour les participants d’imaginer des solutions telles que des affiches ou des autocollants avec des messages ludiques et/ou des pictogrammes, ou encore des poubelles colorées et des « boîtes à mégots » avec un système de vote pour encourager les usagers à respecter la propreté des lieux. Ces types de nudges sont souvent les plus simples à concevoir (en particulier avec ce format d’atelier). Notons par ailleurs que, toujours dans cette observation d’une reformulation-transposition des exemples mis à leur disposition, ces deux catégories de nudges regroupent la majorité de ceux présentés aux participants ;
4. Une propriété induite par l’exercice tient dans la motivation et la reconnaissance exprimés par les participants, qui achèvent les ateliers en remerciant d’avoir pu échanger sur la réalité de leurs conditions de travail dans un format libre et bienveillant (loin du registre de la contrainte parfois mobilisé pour inciter au respect des règles de sécurité). Bien plus que secondaire, sans doute cette vertu induite est elle essentielle dans une appropriation à suivre des nudges par les collectifs de travail : il est possible d’imaginer que les participants aux ateliers, voyant ensuite leurs idées se matérialiser, en soient ensuite les meilleurs facilitateurs sur le terrain. Cette propriété induite engage l’expérimentation : il est important que les participants voient leurs idées concrétisées, plusieurs d’entre eux nous ont par ailleurs confié espérer que les dispositifs imaginés soient déployés dans la mesure du possible.
Cinq ateliers d’expérimentation, pour une hypothèse vérifiée, des pistes d’amélioration de la méthode, une poursuite de l’expérimentation à conduire
La conduite des cinq sessions a ainsi permis de vérifier l’hypothèse selon laquelle les acteurs opérationnels concernés sont aptes à concevoir des nudges pour prévenir les comportements à risque qui persistent, et sans doute les plus aptes. A l’épreuve de l’expérimentation, ils se sont montrés concernés, écoutés, responsabilisés, ont su exprimer les facteurs de résistance et ont globalement pris plaisir à imaginer des solutions ludiques pour dépasser ceux-ci (le plaisir à collaborer et l’adhésion à la démarche figurant parmi les conditions essentielles de succès).
Ces premiers ateliers ont permis d’affiner la méthodologie d’animation, en vue d’expérimentations ultérieures : des améliorations ont notamment été apportées (1) sur les modalités de préparation de l’atelier, en amont de son déroulement (parvenir à mieux expliquer aux participants en amont de l’atelier son objectif et ce qu’ils vont y faire, pour leur permettre d’arriver à l’atelier avec pour certains quelques pistes de réflexion, dans l’état d’esprit adéquat), (2) sur le temps alloué et l’animation du tour de table, (3) sur la forme et la présentation du catalogue d’exemples de nudges et (4) sur l’animation des travaux en sous-groupes.
La poursuite de l’expérimentation doit à présent consister à poursuivre le développement des idées de nudges considérées comme les plus fertiles, les opérationnaliser et en tester l’efficacité « en conditions réelles » selon le protocole expérimental adéquat.
En guise de conclusion
Telle que présentée précédemment, la démarche expérimentale semble présenter au moins deux vertus qui permettent de la qualifier d’ « innovation managériale » :
1. Sur le plan de la « technique », en allant solliciter dans d’autres champs de pratiques professionnelles, des « manières de faire » jusqu’alors inédites dans le domaine de la santé-sécurité au travail, elle ouvre la possibilité de ménager des voies inédites pour manager des situations qui jusqu’alors résistaient aux modalités traditionnelles ;
2. Sur le plan de la dynamique d’équipe, l’application de la méthode envisagée fait émerger des propriétés secondaires de motivation et d’engagement au bénéfice des équipes impliquées, dont les vertus dépassent celles de la seule construction d’objets techniques inédits.
Orientations bibliographiques
Ashleigh Woodend, Vera Schölmerich, Semiha Denktaş, ““Nudges” to Prevent Behavioral Risk Factors Associated With Major Depressive Disorder”, American Journal of Public Health 105, no. 11 (November 1, 2015): pp. 2318-2321.
Simen Markussen, Knut Røed, Ragnhild C. Schreiner, Can Compulsory Dialogues Nudge Sick-Listed Workers Back to Work?, The Economic Journal, Volume 128, Issue 610, May 2018, Pages 1276–1303,
Nudge management applying behavioral science to boost well-being, engagement and performance at work. Singler Eric, 2019
Combien de fois je t'ai déjà dit de mettre ton casque, Philippe Dylewski, Agakure Editions, 2022
Nudge Management as an Essential Behavioural Science Application to Improve Performance Management for Higher Productivity: A PSU Perspective, Jhilmil Das, India ABS Summit, 2018
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